Quelques textes sur les Petites-Dalles et sa région




Pierre-Olivier Drège


Le Lin

Pays de lin


Il est des Dallais chanceux, tenaces ou entêtés qui fréquentent les Petites Dalles tout au long de l’année. Cette fidélité est récompensée début juin par un spectacle saisissant autant qu’éphémère. Au sortir de Sassetot-le-Mauconduit ou de Saint-Martin-aux-Buneaux, le vaste plateau qui au matin, ne présentait aucune particularité, en rentrant du marché, a pris jusques au pied des grands hêtres qui ferment au loin le clos-masure, une teinte bleu pervenche parcourue de longues ondulations sous le souffle du vent de mer. Frêle couleur qui tient du reflet, presque un mirage. De minuscules fleurs se sont soudain épanouies au timide soleil de ce matin de printemps. Fleurs toutes simples, en rangs serrés, à l’extrémité de tiges frêles de 80 centimètres de haut, chacune festonnée d’une centaine de feuilles imperceptibles. Cinq pétales qui ne seront ouverts que quelques heures et auront disparu ce soir. C’est le lin (Linum usitatissimum), semé là en cette frange maritime du pays de Caux et de ses falaises, terroir unique au monde. 60% de la production française de lin textile vient de notre région, lin teillé de la qualité la plus recherchée, la plus longue, la plus fine. Un longue tradition qui a valu à cette terre de Seine-Maritime une renommée mondiale. Ses métiers à tisser à la fin du XIXe siècle battaient à plein régime dans les manufactures ou à domicile. Le lin compose ces lourds draps empesés, ces nappes, ces torchons, sagement empilés dans de grandes armoires normandes de chêne sculpté, dots savamment brodées et ajourées le soir en prévision d’une vie à venir.


Textile sacré…


Le lin n’est semé sur une même terre que tous les sept ans pour ne pas épuiser le sol. Rythme sacré pour une textile sacré depuis la plus haute antiquité, symbole de pureté. Selon les commandements reçus par Moïse, le grand prêtre, avant que de se présenter devant l’Arche, devait au préalable ceindre une tunique de lin (Lévitique 16-4) et sa fibre, fil de trame comme fil de chaîne, ne devait pas être mélangée à celle de la laine ni à aucune autre sauf à devenir impure (Deutéronome 22-11). L’Egypte des pharaons en faisait des bandelettes à enrubanner les momies, d’une finesse telle que nous ne savons les reproduire aujourd’hui. Le suaire de Turin, à l’origine controversée, est une toile de lin millénaire ; Booz endormi … « Cet homme marchait pur, loin des sentiers obliques, vêtu de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo, la Légende des Siècles).


Au champ… le rouissage


La culture du lin dure cent jours exactement. Semé le 1er avril, il fleurit au 7 juin et sera récolté le 7 juillet. Mûr, il vire au jaune paille. Il est arraché et non pas coupé, au moyen d’une machine ingénieuse qui rangera les tiges à même le sol dénudé en de longue nappes parallèles ; ces tiges, toutes orientées dans le même sens, se terminent par une capsule à cinq lobes, qui renferment chacun deux graines oblongues et fines, précieusement récupérées pour le semis de la récolte suivante. Le lin est ainsi mis à rouir pendant 3 à 8 semaines. Le rouissage est dû à une action enzymatique sous l’alternance de l’humidité et du soleil haut normands qui décompose les pectines, lesquelles lient les fibres à l’écorce de la tige. La technique ancienne consistant à rouir le lin en le trempant en bottes dans les rivières du Dun ou de la Durdent n’est plus autorisée pour des raisons environnementales. Le lin sera retourné deux fois avant d’être pressé en balles rondes dans la deuxième semaine d’août.


A l’atelier… le teillage, le peignage

Stockées bien au sec dans un hangar, ces grosses balles seront plus tard portées à la coopérative Terre de Lin, héritière de la coopérative linière de Cany, ou dans l’un des ateliers privés. Les pailles y sont malaxées, broyées en passant entre de gros cylindres cannelés afin de séparer la fibre noble de l’écorce : c’est le teillage. La fibre longue de lin teillé ou filasse donnera les textiles de haute qualité ; la fibre courte ou étoupe les textiles plus grossiers ; les débris ligneux ou anas serviront à faire des panneaux de particules pour l’ameublement ou la construction (une entreprise d’Yvetot – Linex - en avait fait sa spécialité et son nom) ; les graines enfin produiront l’huile de lin pour les peintures, les vernis – Ripolin - ou entreront dans la composition de pains spéciaux que l’on trouve dans la région. Le lin est riche en acide linoléique et constitue la plus importante source végétale d’oméga-3.

La filasse, produit noble, subit quant à elle une seconde transformation : le peignage. Les faisceaux de fibres vont être divisés, étirés, rendus parallèles en passant dans des peignes aux aiguilles de plus en plus fines. Il en sort un ruban continu de lin peigné, d’une belle matière grège, soyeuse et lumineuse. Il est conditionné dans un baril contenant près d’un kilomètre de ruban destiné à la filature.


Tissu aux propriétés surprenantes…


L’essentiel de la production de lin est exportée en Extrême Orient, en Chine notamment. Là-bas se trouvent désormais filatures, métiers à tisser et confection. Ces pays sont de grands utilisateurs de lin. Mais une partie nous revient en Europe car la haute couture comme le prêt à porter ont fait du lin un textile tout spécialement adapté à la mode déstructurée et « casual ». Tant pis si le vêtement est  un peu froissé, s’il fait « décontracté ». Quelques Dallais, avides pour une fois de soleil austral - on leur pardonne cette infidélité passagère - auront sans doute goûté la fraîcheur d’une chemise, d’un pantalon de lin sous la moiteur tropicale. Le lin naturel, plus encore que le coton, possède cette faculté que n’ont pas les textiles artificiels d’absorber la transpiration sans être humide et de l’évaporer simultanément, procurant cette impression de fraîcheur incomparable. Le lin prend parfaitement la teinture (Grainville-la-Teinturière), mais aux yeux des puristes, c’est la couleur écrue qui convient le mieux à ce tissu légèrement irrégulier qui s’éclaircit aux lavages répétés. Les meilleures fibres de lin peuvent être étirées de façon étonnante jusqu’à procurer au tissage un voile transparent d’une finesse incomparable déjà prisé dans l’antiquité. Au XIIIe siècle apparaissent les fameuses batistes, toiles fines de lin, au XVIIe les dentelles de la manufacture royale d’Alençon créée par Colbert dont le point d’Alençon concurrence celui de leurs rivales vénitiennes et au XVIIIe les crinolines à trame de crin de cheval et chaîne de lin qui font tourner les têtes.


Saurez-vous le reconnaître ?…

Alors cet été allez donc jeter un coup d’œil au lin d’aujourd’hui. A condition de réserver à l’avance votre place à l’office du tourisme du Bourg Dun (02 35 84 19 55), il est possible le vendredi de faire une visite guidée (3€, enfants 1€) à la coopérative « Terre de Lin » implantée à Saint-Pierre-le-Viger (planning des visites sur www.terredelin.com, fermé en août ). Il vous est aussi loisible de fouiner dans les échoppes de Doudeville, petite bourgade appelée avec une pointe d’humour « capitale du lin ». Dans la vallée du Dun le Festival du lin et de l’aiguille vous proposera les 4, 5 et 6 juillet expositions, animations et son marché du lin. Peut-être y découvrirez-vous une facette encore ignorée de notre pays de Caux.


Pierre-Olivier DREGE





La mer qui cache la forêt…




Le petit dallais a le regard tourné vers la mer et contemple, inlassable, l’abrupt des falaises sous l’éclairage changeant des cieux normands.

Et pourtant, il est un autre paysage qui forme écrin autour de notre village, c’est la forêt. Elle n’a pas toujours été aussi étendue et nombre de cartes postales du début du siècle dernier montrent un dévalement de pâturages et de landes qui témoignent que chaque parcelle de terre était alors utilisée : le plateau pour les cultures, le vallon pour y faire paître les animaux. En outre, chaque espace boisé était exploité en bois de feu ou en bois d’œuvre pour la construction.

Depuis, la forêt a repris le dessus, comme partout dans notre pays où, contrairement à une idée reçue, elle gagne en surface 86.000 ha par an, soit l’équivalent d’un département entier intégralement boisé tous les sept ans. Pas de danger qu’elle disparaisse.

Aussi le promeneur s’enfonce-t-il aujourd’hui sous de sombres frondaisons en remontant l’allée de l’Impératrice, le chemin de la Chapelle ou la route de Bellevue.

Le hêtre (fagus sylvatica) est ici l’arbre-roi comme dans toute la Seine Maritime où il domine les autres essences comme dans les prestigieuses futaies cathédrales des forêts domaniales d’Eu, d’Eawy, de Lyons de Bord ou de Brotonne que l’on traverse en venant par la route. Très tôt en pays de Caux il fut planté, en une double rangée alternée, sur le talus des clos masures pour protéger du vent de mer et entourer hommes et bêtes. Des villages lui empruntent son nom latin comme Auffay. Il nous accueille à la sortie de Sassetot lorsque nous abordons la dernière descente qui nous mène aux Petites Dalles. On le reconnaîtra à son écorce lisse cendrée. Ses feuilles oblongues et brillantes présentent des poils en face inférieure qui permettent de le différencier du charme (carpinus betulus) aux feuilles de même taille, mais finement dentelées, lui aussi présent dans nos bois et que certains dallais ont apprivoisé sous forme de haies de charmilles.

La forêt des Dalles est pour une large part une forêt spontanée. Les arbres n’y ont guère plus d’une centaine d’année sauf à proximité de la chapelle où l’on trouve quelques hêtres et chênes vénérables qui pourraient avoir deux siècles et plus. Bien qu’établie sur des pentes, son sol est riche et relativement profond car composé de limons éoliens que le ruissellement a arrachés aux riches terres du plateau. La craie à silex, qui forme le substrat géologique, s’imprègne d’eau comme une éponge et la restitue au sol par capillarité si d’aventure l’été se révélait trop sec. Il en résulte une forêt très diverse et attachante aux arbres souvent élancés.  On y trouve encore les essences pionnières qui ont les premières colonisé la lande : saules (salix caprea) et bouleaux verruqueux (betula pendula) aujourd’hui dominés par les essences de seconde génération. Outre le hêtre, le chêne sessile (quercus petrea) ou pédonculé (quercus robur) est présent lorsque l’homme permet son développement en mettant les jeunes semis, puis les perchis en lumière. Pour le novice, le chêne pédonculé se reconnaît au fait que le gland est fixé à une cupule au long pédoncule dont nos jeux d’enfant faisaient une pipe. Sont aussi abondants l’érable sycomore (acer pseudoplatanus) aux feuilles à cinq lobes de même que le châtaigner (castanea sativa) dont les fruits comestibles peuvent être grillés en hiver même si ceux de l’espèce sauvage, non greffée, ne sont pas très gros. On rencontre de manière diffuse des merisiers (prunus avium) qui illuminent la forêt de leurs fleurs blanches au printemps et des tilleuls à petites feuilles en forme de coeur (tilia cordata). Le frêne (fraxinus excelsior) aux feuilles composées de 7 à 15 folioles apprécie les fonds humides et pousse rapidement. On rencontre peu de résineux en dehors de pins sylvestres (pinus sylvestris) reconnaissables dans la partie supérieure du tronc, à leur écorce saumonée. Ils prennent parfois des formes étranges en « drapeau », façonnés par le vent marin. Les pins noirs d’Autriche ont pour leur part été introduits par l’homme.

Le sous-bois est composé en sous-étage de coudriers ou noisetiers, de houx et de chèvrefeuille odorant.

Cette forêt spontanée, se tient à prudente distance des embruns marins. Elle est précédée du côté de la mer par une lande d’ajoncs et de genets éclatante de fleurs jaunes au printemps, notamment sur la falaise d’amont plus exposée aux vents d’Ouest.

La forêt des Petites Dalles accueille une faune très variée qui y a trouvé refuge, étant plus abritée que sur le plateau aux grandes parcelles cultivées, malgré la replantation louable de haies depuis quelques années. Le chevreuil est présent et l’on pourra entendre l’aboiement du brocard dérangé dans sa retraite de même que le grognement des troupes de sangliers de passage. Pas de danger si l’on ne cherche pas à approcher la laie suitée de ses marcassins en livrée rayée, et inutile d’aller taquiner le vieux mâle solitaire. Le renard et le blaireau se cachent dans des terriers aux bouches multiples que le promeneur attentif pourra découvrir ; gare à l’éleveur de poulets amateur. Au levé du jour Jeannot lapin prend le frais dans l’herbe courte, couverte de rosée des layons éclairés par le soleil levant. Le lièvre du plateau vient s’y cacher le jour. D’innombrables espèces d’oiseaux y ont élu domicile au grand dam des jardiniers du dimanche qui espéraient récolter de quoi faire quelques pots de gelée de groseilles : geai des chênes, tourterelle turque, merle, grive musicienne. Et toute une cohorte de passereaux : pinson des arbres, bouvreuil, verdier, mésange bleue, mésange charbonnière, rouge-gorge, sittelle torchepot.  Avec un peu de chance, vous apercevrez le pic épeiche qui tambourine pour marquer son territoire ou le vol lent de la buse variable. J’ai découvert l’été dernier un nid de faucons pèlerins fait d’entrelacs de branches, caché, ce qui est rare, au sommet d’un frêne. Alors, munissez-vous de jumelles, elles ne servent pas uniquement à observer les voiliers qui croisent au large.

L’apparente unité du massif masque une multiplicité de parcelles et de propriétaires qui pour la plupart ne prêtent guère attention à leur bois. C’est dommage, car sous nos latitudes une forêt n’est naturelle qu’en apparence et certain l’ont compris qui ont procédé à des éclaircies régulières pour privilégier les sujets d’avenir et éliminer les arbres tarés et mal venant. Il en résulte alors une futaie variée et attrayante résistante et durable. Ailleurs, la densité d’arbres est très élevée, trop en vérité, les arbres se gênent mutuellement dans leur développement. La forêt devient fragile, à la merci d’une tempête plus violente qui s’engouffrerait dans le vallon et jetterait à bas les plus faibles occasionnant de possibles dégâts aux maisons situées en contrebas. Les chablis et volis enchevêtrés nous empêcheraient alors de nous y promener en sécurité et il faudrait un siècle pour retrouver une véritable forêt. Il serait plus sage de faire chaque année des éclaircies et quelques coupes d’extraction pour retirer les sujets sénescents, les malades qui commencent à pourrir au pied et constituer une futaie dite « irrégulière » où l’on retrouverait toutes les classes d’âge. Les générations d’arbres se succédant assureraient ainsi pour des décennies la pérennité de l’espace boisé dans son aspect d’aujourd’hui. Pas de coupe rase bien sûr dans ce massif de protection à vocation environnementale et de loisir. A l’été 2005, quelques dizaines de châtaigniers avaient subitement perdu leurs feuilles. Réaction de défense au stress des quelques jours de canicule du mois de juin, embruns salés des vents de mer ou attaque de champignons parasites sur des sujets affaiblis pour d’autres causes ? Malheureusement depuis ils ont dépéri définitivement et il serait prudent que les propriétaires les abattent pour éviter qu’un coup de vent ne les renverse subitement sans crier gare sur un chemin ou une construction..

La forêt des Dalles est ouverte et c’est une bonne chose. Elle n’en est pas moins privée. Restez donc sur les chemins, cela évitera d’écraser par mégarde les jeunes semis d’arbres futurs, de tasser le sol que les racines prospecteraient moins bien et de déranger la faune sauvage. Dans ces conditions, si l’envie vous en prend, un jour où la mer est moins accueillante, pourquoi ne pas faire un tour en forêt ? Mais attention, tenez-vous à l’écart des arbres morts ou encroués et ne vous aventurez pas en sous-bois par grand vent, vous risqueriez la chute d’une branche. Mais dès le printemps vous y serez éblouis fin mai par un tapis d’anémones Sylvie ou plus tard de jacinthes sauvages d’un bleu resplendissant et de sceaux de Salomon.



Pierre-Olivier DREGE